L'injuste statut...

L'air était lourd et chargé de poussière. Les prêtres et prêtresses faisaient brûler des bâtons d'encens et les nombreuses chandelles allumées allourdissaient l'ambiance déjà pesante du temple d'Erzelle. Le soleil commençait à décliner dans le ciel, mais la chaleur ne décroissait pas pour autant.

Plus tôt dans la journée, la grande prêtresse des déesses avait trébuché sur une dalle fissurée. Maintenant, la grande plaque de marbre était brisée et plus dangereuse qu'auparavant.

On avait chargé les esclaves de réparer le plancher en question avant le lendemain matin. Mais, comme chaque travailleur était occupé à diverses tâches, tous avaient décidé de remettre cette tâche au plus fragile d'entre eux.

Daÿzos, ou Sosmeov, comme on l'appelait maintenant, avait dû traîner seul les morceaux de marbre brisé à l'extérieur, apporter la nouvelle dalle et tout ce dont il avait besoin pour la fixer au sol. Le dos et les bras rompus, les mains écorchées, l'esclave était loin d'avoir terminé sa tâche. À lui seul, jamais le plancher ne serait réparer pour le lendemain. Alors il se mériterait des coups de fouet... encore et toujours ce maudit instrument de torture qu'il rencontrait presque chaque jour, en plus des ignobles conditions de son médiocre statut.

Sosmeov inspira un grand coup, avalant en même temps une grande quantité de poussière due au marbre. Il n'aurait jamais le temps de nettoyer... Celui qui était considéré comme un moins que rien leva les yeux vers la statue de la déesse du Soleil. L'effigie d'Erzelle était d'une grande beauté. Comme elle devait être belle, en face! Comme elle et sa soeur lui avaient donné une vie cruelle...

Daÿzos soupira et baissa la tête. Il avait été idiot de croire qu'il pourrait, avec son cousin et ses amis, assassiner le Sénateur du Syltarien. Ils avaient été arrêtés, torturés et déclarés esclaves. Depuis ce jour, aucun membre de l'ancien groupe n'avait adressé la parole au stratège raté. Cela l'avait démoli.

Celui que l'on appelait l'Infortuné baissa les yeux sur son ouvrage. Il était un bien piètre masson... Si ce n'avait été de la torture qui s'en aurait suivi, l'adolescent se serait dressé devant l'Impératrice et lui aurait dit sa façon de penser. La torture seule serait encore trop douce pour punir cet acte... on flageolerait tous les esclaves, on l'écartelerait et, finalement, on l'empallerait. Ça, c'est si tout se passait bien...

Une silhouette se dressa au seuil de la porte. L’impératrice portait une cape de couleur foncée qui lui cachait les yeux, il valait mieux de ne pas être reconnue. Alors qu’elle croyait être seule, elle enleva son capuchon et entra dans le temple sans faire de bruit. Depuis la mort de son père, la jeune fille ne sortait que rarement sans escorte. Pas qu’elle aie peur mais selon les nobles, la souveraine se devait d’avoir l’air « digne ». Ainsi, sa conseillère la suivait comme un chien de poche. D’ailleurs où était-elle?

Il valait mieux ne pas le savoir. Peut être était-elle retournée voir le centaure qu’elles avaient rencontré au Syltarien. Eterdaäz sourit en repensant au événement non pas sans se rappeler les maladresses de Marydahal. En effet, il semblerait que le centaure en question avait fait grand effet à la conseillère de l’impératrice.

Avant qu’elle ne fût avancée un pas de plus dans le temple, un détail attira son attention. Elle n’était pas seule, un esclave était également dans le temple. En voyant l’air découragé du jeune homme, l’impératrice le reconnu. C’était lui! Celui qui avait voulu tuer l’un des Sénateurs! Mais après tout, ce n’était qu’un esclave et il méritait ce qui lui arrivait.

Elle l’observa quelques secondes. En temps normal, plusieurs esclaves auraient participé à cette tâche. Comment se faisait-il qu’il fût le seul ici? Eterdaäz oublia rapidement pourquoi elle était venue (c'est-à-dire prier la déesse). Le condamner à l’esclavage était définitivement une bonne solution. Maigre comme il était, ça l’aiderait un peu à devenir plus fort.

Un nouveau sourire effleura ses lèvres. Tenter de tuer un sénateur était certainement une idée stupide. Il fallait être fou pour penser à de tels plans!

L'esclave, après avoir soupiré à la vue de son ouvrage de bien piètre qualité, jeta un coup d'oeil sur ses mains blessées. À force de travailler pour les haut-gradés de Davek'Merna, elles étaient écorchées, pleines de cals et toujours sales. Sosmeov avait aussi beaucoup maigri et ses cheveux d'un blond clair étaient noircis de poussière et emmêlés. On ne reconnaissait plus l'ancien jeune homme qu'il était, fier et séduisant. Maintenant, Daÿzos était considéré comme un objet sans valeur qui accomplissait des tâches inhumaines. L'une d'elle était de réparer seul le plancher du temple...

Le soleil était maintenant presque couché entièrement. Sosmeov ne put s'empêcher que même Erzelle l'abandonnait à son triste sort... avec un soupire, l'esclave leva la tête vers les derniers rayons de lumière entre les colonnes de marbre.

Daÿzos avait la désagréable sensation d'être observé. Il n'eut aucun mal à s'imaginer que ce regard n'était pas compatissant, supérieur, voire même hautain. Sosmeov, mal à son aise, tourna la tête. Il vit alors une jeune femme dont le visage était dissimulé par un capuchon. Peut-être s'agissait-il d'une prêtresse?

Chose certaine, ce n'est pas une noble, sinon, elle serait escortée, pensa-t-il.

L'esclave sentit le mépris et le dédain de la nouvelle venue envers lui. Daÿzos dut serrer les poings et les dents pour ne pas lui souligner qu'il détestait qu'on le regarde de haut, de cette façon.

Sosmeov se pencha donc vers sa besogne, les sourcils froncés et la mâchoire serrée, priant que Nyxaera lui apporte un soutien quelconque.

Eterdaäz détourna son regard de l’esclave et le porta sur le soleil couchant qui lui offrait maintenant un spectacle éblouissant. Des lueurs roses et oranges traversaient les colonnes, comme si Erzelle elle-même était là. Celle-ci devait quitter le ciel, faire place à sa sœur jumelle… Eterdaäz devrait également quitter les lieux. Davek’Merna avait beau être très sécuritaire, on ne savait jamais ce qui pouvait se cacher dans la forêt de Meko.

L’esclave quant à lui semblait avoir beaucoup de mal à faire sa tâche, l’Impératrice l’avait remarqué. Elle avait beau tenter par tout les moyens de se persuader qu’il méritait ce qui lui arrivait, elle avait tout de même un soupçon de pitié envers celui qu’elle avait traité intérieurement de fou.

Quoi!? Mais c’était quoi cette pitié soudaine? Si les esclaves étaient des esclaves, c’était pour une bonne raison. D’ailleurs celui-là en était une preuve vivante. Elle s’accroupit légèrement, mais de façon à être légèrement plus haute que l’esclave.

-Ton travail est de bien piètre qualité, esclave… cependant, il se fait tard et je n’ai pas envie que par la faute de la nuit, tu salisses le plancher et que tu gâches ton travail. En conséquent, reprends tes outils et rentre chez toi. Je veux te voir ici à la première lueur du jour et si jamais par un pur hasard j’entends que ton travail est toujours aussi lent, je viendrai superviser moi-même…

Elle se releva, la tête haute. Eterdaäz était bien décidée à ne pas se laisser attendrir par le mal du jeune homme. S’il fallait le battre pour cela, elle le ferait. Cruelle? Peut être bien… mais probablement que son orgueil d’adolescente allait la pousser à faire des gestes qu’elle regretterait…

Sosmeov entendit que la jeune femme se rapprochait. Le bruit de ses pas résonnait un instant dans le temple, puis s'évanouissait entre les colonnes. L'esclave détourna légèrement la tête. L'Infortuné n'aurait pu l'expliquer, mais il ne souhaitait pas le moins du monde croiser le regard de la demoiselle venue se recueuillir. Peut-être était-il tout simplement trop orgueilleux et trop diminué pour soutenir le regard de quelqu'un? Probablement. En même temps, Daÿzos savait qu'éviter ainsi le regard des autres était une marque de faiblesse. Mais quelle image était la meilleure? Celle d'un esclave accomplissant son travail ou celle d'un homme complètement désespéré aux pieds d'une inconnue?

Malgré l'inconfort qu'il ressentait, l'esclave tenta de son concentrer sur sa tâche. Sosmeov était épuisé et découragé. Jamais il n'achèverait sa corvée avant la nuit. D'ailleurs, les ténèbres et le froid de la nuit commençaient à envelopper le temple d'Erzelle, l'esprit du soleil.

"Ton travail est de bien piètre qualité, esclave…"

Daÿzos sursauta en entendant la voix de la jeune femme, puis serra les poings. Cette voix, ce ton insolent et impérieux... Jamais, non, jamais l'homme de l'Aervallie ne l'oublierait. Comme pour confirmer ses pensées, l'adolescent risqua un regard vers celle qui lui avait adressé la parole. Maintenant à quelques pas de lui, légèrement penchée, l'esclave reconnut l'impératrice de Nuadeth, celle qui l'avait condamné à l'esclavage. Poings et dents serrés, Daÿzos sentit l'humiliation monter en lui.

En plus de le diminuer plus qu'il ne l'était, la suzeraine le menaça de surveiller elle-même les travaux. Sosmeov savait ce que cela voulait dire : les conséquences ne seraient que plus grandes.

- Esp...

Daÿzos se mordit la langue en ravalant les insultes qui montaient à ses lèvres. Il se racla la gorge afin d'essayer de dissimuler la syllabe qu'il avait laissé échapper.

- Bien... majesté, dit-il d'un ton venimeux.

Cette fois, Daÿzos cherchait à tout prix à éviter le regard de l'impératrice. Cela lui ferait trop plaisir, de le voir faiblir et souffrir du jugement qu'elle avait donné.

Avec des gestes brusques, il ramassa ses outils en prenant bien soin de fixer le sol. Sosmeov sentait à nouveau peser sur lui le regard impérieux de cette enfant qu'il haïssait tant.

Alors que l’esclave ramassait brusquement ses outils, Eterdaäz l’observait toujours. À vrai dire, elle prenait un malin plaisir à l’humilier. Ô quelle petite égoïste elle faisait! Qu’est ce que cet esclave lui avait fait après tout? Rien… ou plutôt, elle se reconnaissait en lui. Toujours cet air digne masqué sous cette poussière. Aurait-elle cette attitude si elle devenait soudainement esclave? Peut être bien.

Mais cela n’était pas près d’arriver. Malgré le désaccord des sénateurs avec plusieurs de ses plans, l’impératrice ne croyait pas qu’ils tenteraient de la renverser. Son père était un grand empereur, et il lui avait légué le trône. Qui donc oserait s’opposer aux dernières volontés d’un grand souverain?

Elle lui tourna le dos, prête à partir, à le laisser tout seul dans le temple qui devenait de plus en plus noir. Si on regardait à l’extérieur, on remarquait que des torches commençaient à illuminer le temple de Nyxaera au loin. N’ayant pas d’armes sur elle, la jeune femme craignait de sortir toute seule sans escorte. Des rumeurs couraient, des brigands auraient réussis à s’infiltrer dans la cité par un moyen que seules les déesses pouvaient savoir. Elle remit son capuchon, de manière à ce qu’il lui cache les yeux.

-Je n’aime pas le ton que tu utilises pour me parler jeune impertinent… Avant de rentrer chez toi, tu me raccompagnera jusqu’au palais. Ce serait un honneur pour toi n’est ce pas?

Un sourire en coin éclaira ses lèvres. Le ton qu’elle-même avait utilisé était impérieux, voir même impertinent.

Les prêtres d'Erzelle n'allaient sûrement pas tarder à venir éteindre les nombreuses chandelles qui brûlaient depuis le lever du jour. Sosmeov voulait se dépêcher, n'ayant pas particulièrement envie que ces hommes et ces femmes de prière le regardent soit avec pitié, soit avec dédain. Déjà, trop de personnes l'avaient vu dans cet état,

Alors que l'esclave achevait de remballer ses outils, l'Impératrice s'adressa de nouveau à lui.

"Je n’aime pas le ton que tu utilises pour me parler jeune impertinent… Avant de rentrer chez toi, tu me raccompagnera jusqu’au palais. Ce serait un honneur pour toi n’est ce pas? "

À nouveau, Daÿzos serra les poings et les dents. Un honneur? Le mot "honte" aurait été plus adéquat. Et, bien que ce ne devait pas ce que la souveraine souhaitât, l'esclave prit plutôt mal le fait qu'elle ait fait allusion à sa demeure. Quelle demeure? Les esclaves restaient au sous-sol du palais de Davek'Merna, dans un espace ressemblant à des oubliettes.

Daÿzos dut se mordre la langue afin de ne pas répliquer. Il acheva de ramasser ses effets en vitesse avec des gestes secs. Puis, le jeune homme de l'Aervallie se releva et se tint bien droit, tâchant cependant d'éviter le regard de l'Impératrice. L'adolescent ne voulait pas courber l'échine devant cette enfant présomptueuse et outrecuidante. Or, c'étaient aussi des défauts qu'il possédait lui-même. Irrité d'avoir découvert cette ressemblance avec celle qu'il haïssait tant, Sosmeov fronça légèrement les sourcils. La suzeraine ne devait pas l'avoir remarqué; il lui tournait le dos.

L'esclave leva les yeux vers une statue d'Erzelle. La beauté de l'oeuvre était saisissante. En se mordant la lèvre, Sosmeov se surprit à supplier la déesse de le sortir de cette situation fâcheuse. Lui, fils d'un architecte et neveu d'un grand stratège, comment pouvait-il être esclave? Il aurait pu, à la limite du respectable, être poète ou musicien. Évidement, Daÿzos aurait préféré être un guérisseur, un architecte, comme son père, ministre ou, dans ses rêves les plus fous, il se voyait Empereur de Nuadeth. Ses épaules s'affaissèrent et le jeune homme poussa un soupire quasi imperspectible. Rien de tout cela n'arriverait...

Sosmeov reporta son attention sur la noble qui l'attendait. Sans mot dire -pourquoi gaspiller sa salive pour cette demoiselle aux grands airs?-, il attendait que celle-ci manifeste le désir de quitter les lieux. Après tout, l'esclave n'avait pas le choix : il devait escorter cette majesté de pacotille à ses appartements.

Elle lui fit un rapide signe de la tête afin qu’il s’avance avant de sortir du temple. Alors qu’elle descendait rapidement les marches de marbre, elle constata que dans les rues, seuls des adorateurs de Nyxaera semblaient passer pour se rendre au temple de la déesse de la lune. Elle observa un instant les silhouettes noires encapuchonnées avant de s’engouffrer dans les rues noires. Davek’Merna la nuit était plutôt sinistre. Des chants s’élevaient du temple de Nyxaera… il était vrai que les sages avaient prédis une éclipse pour bientôt. Peut être croyaient-ils que s’ils priaient plus fort, la déesse leur accorderait de nouveaux pouvoirs?

Elle entendait des pas, probablement ceux de Sosmeov. Pourtant, elle n’arrivait pas très bien à savoir d’où ils venaient. Dans ces moments, elle aurait préféré être sous sa forme animale, son ouïe étant plus développée, mais si des chasseurs passaient par là par un pur et malheureux hasard, elle y laisserait sa peau.

L’esclave n’avait beau pas avoir l’air surpuissant, sa présence rassurait légèrement Eterdaäz. Probablement le simple fait de n’être pas seule lui donnait plus d’assurance.

[Prochain Message au Palais! ]